« L’Escadron volant » : quelle expression belle et imagée,
cinématographique même ! On croit les voir, ces dames de Catherine de Médicis
superbement vêtues, unies comme un corps de l’armée autour de la reine mère,
obéissant à ses moindres commandements, volant ou voletant de telle salle
d’apparat à telle chambre royale, séduisant, charmant ces hommes si
belliqueux, si passionnés, si avides de conquêtes, militaires ou, à défaut,
féminines. Image qui colle si bien à la légende noire de Catherine de Médicis et qui a
fait la joie des écrivains du XIXe siècle – citons seulement le roman
l’Escadron volant de la Reine de César Lecat, baron de Bazancourt (2 vol.,
Bruxelles, J. P. Meline, 1836) – et des cinéastes du XXe siècle jusqu'à Chéreau et les téléfilms récents sur Henri IV. Car malgré leurs efforts, les historiens ne parviennent toujours pas à lever ces soupçons d'immoralité et de scandale qui pèsent sur la cour des Valois et pimentent merveilleusement le discours des guides touristiques et des "spécialistes" des émissions de télévision. Mais comment, face à la force de cette expression
malheureuse, prouver que les dames de la reine ne se servaient point d’amour
pour soustraire des informations, attirer les hommes dans les toiles
d’araignée savamment tissées par leur machiavélique maîtresse, soumettre ou embarrasser. Que leurs armes réelles étaient leur conversation, leur grâce, leur
amabilité, leur « doulceur » et « gentillesse » et que leur but était
d’apaiser, de calmer les ardeurs, d’ouvrir les cœurs, de policer les paroles et
les mœurs. Leurs qualités étaient l’excellente éducation, l’élégance, la vertu,
la patience, l’esprit. On aura préféré parler de la cour des dames, de leur
société agréable, plutôt que de cet escadron volant embarrassant. Et pourtant,
on a du mal à s’en défaire, comme s’il s’agissait d’une expression consacrée,
d’un nom donné à ces dames par leurs contemporains eux-mêmes et donc inévitable.
On croit d’ordinaire que le terme provient de Brantôme et de
son Recueil des dames. L’escadron volant aurait en effet toute sa place parmi
les histoires plus croustillantes les unes que les autres que Brantôme affectionne. Ces adultères, rendez-vous galants, relations libertaires, scènes
tantôt tragiques, tantôt burlesques, mais presque toujours érotiques : une
histoire avec un petit h que beaucoup croient plus vraie que la grande histoire, prétendument maquillée et enjolivée par les historiens trop prudes. Or, rien chez
Brantôme sur cet escadron volant qui aurait pourtant sévi lorsque l’écrivain
était lui-même à la cour. Ni en mal, ni en bien. Seulement une description
enchantée de la « troupe de Dames et Damoiselles, creatures plustost divines
que humaines [...] les unes plus belles que les autres, les unes plus lestes et
mieux empoint [gracieuses et élégantes] que les autres, [...] les unes plus
gentilles que les autres, les unes plus agreables que les autres ». Les mots de Brantôme sont pleins d’admiration
et de respect, et il n’hésite pas à louer la vertu des suivantes de Catherine
de Médicis :
« sa compaignie et sa Court estoit un vray Paradis du monde et escolle de toutte honnesteté, de vertu, l’ornement de la France, ainsin que le sçavoyent bien dire les estrangiers quand ils y venoyent ; car ils y estoyent très-bien receuz, et commandement exprez à ses Dames et filles de se parer, lors de leur venue, qu’elles parroissoyent Deesses, et les entretenir sans s’amuser ailleurs ; autrement elles estoyent bien tansées d’elle, et en avoient bien la reprimande. »A aucun moment Brantôme ne parle d’un « escadron volant », pas plus que d’un « escadron » tout court, ni d’une « troupe » volante. Point d’escadron volant dans le Discours merveilleux de la vie, actions et déportements de Catherine de Médicis, ouvrage méchant de propagande protestante et source de bien des éléments de la légende noire de la reine mère.
D’où vient donc cette expression ? L’origine est à
rechercher dans l’opuscule anonyme de plus de trois cent vingt pages paru à Cologne en 1695 sous le titre Les amours de Henri IV, roi de France, avec ses lettres galantes et les réponses de ses Maîtresses. On ne doit pas le confondre avec l'Histoire des amours de Henry IV, avec diverses lettres escrittes à ses maistresses de 1652, réédition de l'Histoire des amours du grand Alcandre écrite probablement par Louise-Marguerite de Lorraine, princesse de Conti, morte en 1631 et publiée en 1651 (le manuscrit est conservé à la bibliothèque de l'Institut, Ms 825). Le texte de 1695 est très différent d'Alcandre et se veut historique et sérieux. Un long développement couvre la jeunesse de Henri IV et le règne de Henri III, époque que la princesse de Conti mentionne à peine. On lit ainsi, à la page 20 :
« La Reine Catherine qui haïssoit mortellement le Roi de Navarre, lui tendit plusieurs piéges dont il se tira avec adresse : mais comme elle connoissoit son foible, & qu’elle savoit qu’il n’étoit pas à l’épreuve du beau sexe, elle le prit du côté de la galanterie, & lui opposa certaines demoiselles aux charmes desquelles il ne fut que trop sensible. Cette Princesse qui n’avoit que son ambition en tête, & qui ne comptoit pour rien la pudeur & la Religion, avoit toujours un Escadron Volant, s’il m’est permis de parler ainsi, composé des plus belles femmes de la Cour, dont elle se servoit à toutes mains pour amuser les Princes & les Seigneurs, & pour découvrir leurs plus secrettes pensées. »L’auteur enchaîne sur la relation du roi de Navarre avec Charlotte de Beaune, dame de Sauve (« Madame de Sauve veuve de Secretaire d’État, qui passoit pour une des plus belles femmes de la Cour, fut la première sur les rangs. ») : Dumas en fera l’une des lignes principales de sa Reine Margot.
« S’il m’est permis de parler ainsi » : la phrase ne laisse
aucun doute sur l’utilisation première et probablement abusive du terme. Celui-ci,
traduit de l’italien squadrone volante, est le nom choisi par les cardinaux qui
n’étaient attachés ni au parti espagnol, ni au parti français, et dont le vote
s’était avéré décisif lors des élections pontificales de 1655. Le Squadrone
joua un rôle important sous le règne d’Alexandre VIII élu grâce à eux, puis
dans l’élection de Clément IX. L’expression plut, et on l’employa ensuite à
Rome pour désigner un groupe de personnes, prélats ou non, dont
l’adhésion n’était pas évidente, mais dont les choix ou les votes influaient sur
les décisions politiques. C’est dans ce sens de groupe politique, mouvant,
secret et cependant décisionnaire que l’auteur des Amours de Henry IV avait
employé le terme « escadron volant » à propos des dames de Catherine de Médicis.
Reprise dans toutes les relations des amours du Vert Galant, puis par les
historiens et les écrivains, la malheureuse étiquette devint célèbre,
incontournable, jusqu’à éclipser, dans la langue française, sa signification
romaine première. Essayez donc de faire une recherche en tapant simplement «
escadron volant » !
Or, pour en finir une fois pour toutes avec l’image d’une
cour des Valois dépravée et libertaire, d’une Catherine de Médicis tenancière
d’une vraie maison close de luxe peuplée de Mata Hari en vertugadins mais sans
aucune vertu, d'un régiment féminin se déployant hors des champs de bataille des guerres de religion, ne faut-il pas commencer par rejeter ce terme facile et péjoratif
? Plutôt qu’une armée de dames, dangereuses guerrières de l’amour, parlons donc
d’une « trouppe » ou, mieux encore, d’une « compagnie » de dames et imaginons
un jardin fleuri pour reprendre l’expression que Brantôme avait placée dans la
bouche de François Ier : « Comme de vray une cour sans dames c’est un jardin
sans aucunes belles fleurs. »
Pour ne pas laisser ce texte sans images, voici l'unique portrait véritable de Charlotte de Beaune, un dessin conservé à la Bibliothèque nationale de France :
Benjamin Foulon, Charlotte de Beaune, dame de Sauve puis marquise de Noirmoutier. Vers 1585.
Pierre noire et sanguine sur papier. Paris, BnF Na 22 rés.
Pierre noire et sanguine sur papier. Paris, BnF Na 22 rés.