Si les ventes, passées et à venir, ont été riches en "Corneilles" (pour reprendre le nom générique que l'on donnait aux petits portraits de Corneille de La Haye dit de Lyon dès le XVIIe siècle), les oeuvres des autres artistes de la Renaissance française restaient rares (un article sur le sujet est à venir). Aucun Clouet, ni Decourt, ni Quesnel...
Mais le malheur des uns fait le bonheur des autres. La trop nécessaire et néanmoins affreusement triste vente des biens du château de Haroué près de Nancy fait en effet venir sur le marché deux œuvres exceptionnelles de par leur état de conservation, leur taille, leur présentation et leur historique d'une clarté remarquable. Ce sont les rares rescapés d'une tradition française de grands portraits en pied comme il en existe encore beaucoup de l'autre côté de La Manche, précieusement gardés depuis les siècles dans les vastes galeries des vieux manoirs et châteaux. Hélas, en France, ces grands tableaux avaient à affronter les changements de goûts et d'habitudes, mais aussi les événements dramatiques comme les guerres de Religion, la guerre de Trente Ans ou la Révolution et les destructions qui ont suivi. Ainsi périt le beau château de Noviant qui abritait nos deux portraits, récupérés par la famille pour être placés dans le vestibule du château de Haroué, lui aussi dévasté en 1793. Espérons que leur futur propriétaire saura leur trouver un cadre digne d'eux, à moins qu'un musée lorrain ou l'Etat ne s'y intéresse...
Vente AuctionArt Remy Le Fur
15 juin 2015 à 15h
Chosen Pieces. Provenant de la Collection de la Princesse Minnie de Beauvau-Craon au château de Haroué
Drouot-Richelieu salle 1
Exposition publique samedi 13 juin de 11h à 18h et lundi 15 juin de 11h à 13h
1. Attribué
à François QUESNEL (1543-1619)
Portrait de Jean de
Beauvau, sieur d’Auviller à l’âge de 35 ans
Huile sur toile
(restaurations anciennes)
220 x 100 cm
Inscription en haut à
gauche : « Iean. de. Bavvav. Sievr. d’Avviller / Aage. de.
35. ans. L’an. 1.5.9.8. [ajouté plus tard]
marescha. des. camps. et armees. / dv. Roy henri. iiii. »
2. Attribué
à François QUESNEL (1543-1619)
Portrait de Louis de
Beauvau à l’âge de 29 ans
Huile sur toile
(restaurations anciennes)
220 x 100 cm
Inscription en haut à
gauche : « Lovys. De.
Bavvav.Comt.de. / Tremblecovrt.aage.29.ans. / Lievtenant.general.en. /
Bovrgongne.povr.le.roy. / henry.iiii »
Représentés
en pied plus grand que nature, deux gentilshommes dans la fleur de l’âge posent
pour la postérité dans une attitude fière et presque altière. La composition
est celle des portraits des souverains Habsbourg depuis Philippe II et de leurs
capitaines les plus titrés et les plus illustres : le modèle, vêtu d’une
demi-armure de parade mais chaussé de légers souliers de cour, retient l’épée
de la main gauche et appuie la droite sur une table où sont disposés un heaume
et des gants de chevalier. L’habit des deux jeunes hommes en soie blanche
tracée de galons d’or pour l’un, en soie noire parée d’argent pour l’autre, et
leur armures italiennes damasquinées et ornées de trophées et de scènes
mythologiques pourraient parfaitement seoir à un prince de l’Empire. En velours
vert ou rouge frangé d’or, des rideaux superbement drapés et des tapis de table
renforcent l’apparat de l’ensemble.
Les
annotations anciennes renseignent l’identité des modèles qui s’avèrent être
deux fils cadets de Claude, baron de Beauvau, de Manonville, etc. (mort en
1596) issu de l’une des plus anciennes maisons lorraines vassale de la France
par ses possessions patrimoniales en Anjou et parente des Bourbons par le
mariage, en 1454, d’Isabelle de Beauvau et de Jean II de Bourbon-Vendôme,
trisaïeul de Henri IV.
Bailli
et capitaine de Hanston-le-Châtel, maître de la garde-robe d’Antoine de
Bourbon, roi de Navarre, Claude de Beauvau fut nommé par le duc Charles III de
Lorraine gouverneur du son fils aîné, Henri, marquis de Pont-à-Mousson puis duc
de Bar. Son frère Jean de Beauvau, seigneur de Pange, fut conseiller au Conseil
Privé du duc et chef de ses finances.
Claude
de Beauvau avait épouse en premières noces Nicole de Luxelbourg, comtesse de
l’Empire, baronne de Fléville et de Turquestaing. De ce mariage il eut Charles,
seigneur de Fléville (mort en 1580), premier gentilhomme de la chambre du
prince Henri de Lorraine. Veuf, Claude de Beauvau se remaria avec Jeanne de
Saint-Beaussaint, dont il eut trois filles et deux fils, Jean et Louis, élevés
dans l’entourage du prince Henri.
Né
vers 1563, Jean de Beauvau reçut les seigneuries d’Aviller ou Avillers et de
Noviant. Ayant choisi une carrière militaire, il ne brilla guère. Voué au parti
catholique, il combattit les troupes de Henri IV jusqu’au siège du château de
Beaune en 1595 où il commandait un régiment à pieds (Discours véritable de la prinse des ville et chasteau de Beaune,
1596, p. 32). Après la soumission du duc de Mayenne, chef de la Ligue, en
novembre de la même année, il passa au service de Henri IV. Dès avant la fin du
règne, Jean de Beauvau revint s’établir dans ses terres lorraines. Conseiller
d’État du duc, gentilhomme ordinaire de la chambre du cardinal de Lorraine, il
fut nommé bailli de Bassigny en 1599, sénéchal de Barrois en 1616 et de
Lorraine en 1632. De son mariage en 1606 avec Antoinette d’Urre de Theissières,
il n’eut qu’un fils, Anne-François (1617-1669), fait marquis de Noviant par
lettres patentes de Louis XIII en 1642. Le roi séjourna d’ailleurs au château
de Noviant le 24 juin 1632 avant de se rendre à Liverdun où il allait conclure
un traité avec le duc Charles IV de Lorraine. Jean de Beauvau mourut en 1636.
Son
frère cadet Louis fut en son temps beaucoup plus célèbre. Né vers 1567 et titré
seigneur de Tremblecourt, il s’illustra pendant les campagnes italiennes et
marqua les esprits en vainquant en duel un gentilhomme de l’entourage du duc de
Guise. Il poursuivit sa carrière en Flandre sous les ordres d’Alexandre
Farnèse, duc de Parme, en qualité de lieutenant du régiment de Saint-Balmont,
son parent. Il eut ensuite la conduite de ce régiment fort de douze compagnies,
devenu régiment de Tremblecourt. Ayant, comme son frère, embrassé la cause de
la Ligue, il seconda les armées du duc de Mayenne à Tours en 1589 et fut fait
prisonnier à la bataille d’Arques peu après l’avènement de Henri IV. Le
souverain aurait souhaité que Tremblecourt le rejoigne, mais ne put obtenir du
capitaine que son éloignement des combats pendant une année, ce qui explique
pourquoi Louis de Beauvau avait, à la bataille d’Ivry en 1590, abandonné le
commandement de son régiment au seigneur de Panges, son cousin. Il retrouva ses
compagnies dès 1591 et avait souffert à Saint-Denis (Henri IV pensait même
qu’il était mort), puis au siège de Noyon en 1592. En 1594, il accompagna
encore le duc de Mayenne dans ses déplacements, mais la conversion de Henri IV
le poussa à déposer les armes. Dès lors, officiellement au service de Maurice
de Nassau, mais officieusement à celui du roi de France, Tremblecourt prépara,
avec Jean d’Aussonville, l’invasion de la Franche-Comté. La campagne s’ouvrit
en janvier 1595 et fut un échec en raison de l’arrivée des troupes espagnoles
et du mauvais temps. Agissant ouvertement au nom de Henri IV, Tremblecourt eut notamment
à prendre, puis à défendre le château de Vesoul. Rentré en Lorraine, il trouva
la mort en 1596 à Remiremont, tué d’un coup de mousquet dans des conditions
troubles.
Nos
deux portraits sont exceptionnels à plus d’un titre. Tout d’abord, ils manifestent
la soumission de l’aristocratie catholique et lorraine à Henri IV, soulignée
dans les annotations (même si la partie qui donne à Jean de Beauvau la qualité
de maréchal de camp est postérieure et erronée) et mise en évidence par
l’écharpe blanche des Bourbons nouée au bras de Jean. Il semble par ailleurs
que les deux portraits faisaient partie d’un programme plus large incluant
également ceux d’Isabelle de Beauvau et de Jean de Bourbon-Vendôme : les
images des aïeux communs des Beauvau et des Bourbon vêtus à la mode de la fin
du XVIe siècle étaient encore visibles au château d’Haroué en 1837 (E. Grille
de Beuzelin, Rapport à M. le Ministre de
l’Instruction publique sur les monuments historiques des arrondissements de
Nancy et de Toul, Paris, 1837, p. 65-66 ; voir aussi Journal de la Société d’Archéologie et du
comité du musée Lorrain, mars 1862, p. 52-53).
D’autre
part, conservées dans la famille des modèles depuis l’origine, ces tableaux
sont un témoignage rare de portraits français de la fin du XVIe siècle et des
survivants miraculés et de ce fait quasi uniques du genre de portrait d’apparat
en pied. Car malgré la présentation inspirée par les représentations impériales
– il suffit de citer le portrait d’Alexandre Farnèse, duc de Parme, qui combattit
Henri IV aux côtés du duc de Mayenne, peint par Jean de Saive vers 1590 (Parme,
Pinacothèque) – les deux tableaux se rattachent nettement à la tradition
française portée par François Clouet, Jean Decourt, les frères Dumonstier et
François Quesnel. On retrouve ici les contours appuyés, la lumière blanche et
diffuse, la pose à la fois figée et instable, le rendu minutieux des cheveux ou
les carnations traitées en dégradés légers hérités des dessins aux deux crayons
qui précèdaient, en France, la réalisation de portraits peints. Le
rapprochement entre le portrait de Tremblecourt et son autre image connue, un
dessin attribué à François Quesnel datable du début des années 1590 (Paris,
Bibliothèque nationale de France, Est., boîte 24, no 15), est
particulièrement révélateur. Bien que le modèle semble vieilli dans la peinture,
les contours des deux portraits, y compris ceux de la coiffure et de la longue
barbe, sont quasi identiques tout comme la rigidité de la posture.
François
Quesnel naquit à Edimbourg en 1543 ou 1544 alors que son père, Pierre Quesnel,
était au service de Marie de Lorraine-Guise, reine douairière d’Ecosse. De
retour à Paris dès avant 1555, les Quesnel restèrent liés à la corporation des
peintres de Paris sans que cela les prive des commandes de la cour,
relativement ponctuelles toutefois. François Quesnel est cité pour la première
fois dans les comptes des Bâtiments en 1571. Décorateur, peintre de retables et
dessinateur de cartons pour les tapisseries, il fut surtout portraitiste. Son
corpus fut reconstitué à partir de deux œuvres signées FQ : le portrait dessiné d’un enfant (collection particulière)
et celui, peint, de Mary Anne Waltham, dame de la suite de Marie Stuart (daté
de 1572, Althorp House, Northants). On lui attribue ainsi quelque deux cents
dessins, mais seulement quelques peintures, pour la plupart sans relation
directe avec un crayon connu. Sa manière semble plus précise dans les tableaux
que dans les dessins qui ne sont que des esquisses rapides sur nature et non
des œuvres terminées. La renommée de l’artiste, son accessibilité à la
différence des peintres royaux accaparés par leur service, mais aussi les liens
entre les frères de Beauvau et Paris ainsi que ceux, mal étudiés mais réels,
entre la famille Quesnel et la Lorraine, pourraient expliquer le choix d’un
artiste parisien pour une réalisation destinée selon toute vraisemblance à
orner le château de Noviant de Jean de Beauvau qui cherchait ainsi à mieux
asseoir son statut de grand seigneur lorrain et serviteur
dévoué du roi de France.